Dans le chapitre XIV de L’Ingénu, Voltaire raconte la captivité de l'Ingénu et de Gordon à la Bastille. Malgré l'adversité, ils échangent des savoirs et des idées, symbolisant la puissance de la raison et de la philosophie face à l'oppression. Ce chapitre illustre la critique voltairienne des injustices et de l'arbitraire.
L’Ingénu faisait des progrès rapides dans les sciences, et surtout dans la science de l’homme. La cause du développement rapide de son esprit était due à son éducation sauvage presque autant qu’à la trempe de son âme. Car n’ayant rien appris dans son enfance, il n’avait point appris de préjugés. Son entendement, n’ayant point été courbé par l’erreur, était demeuré dans toute sa rectitude. Il voyait les choses comme elles sont, au lieu que les idées qu’on nous donne dans l’enfance nous les font voir toute notre vie comme elles ne sont point. « Vos persécuteurs sont abominables, disait-il à son ami Gordon. Je vous plains d’être opprimé, mais je vous plains d’être janséniste. Toute secte me paraît le ralliement de l’erreur. Dites-moi s’il y a des sectes en géométrie ? — Non, mon cher enfant, lui dit en soupirant le bon Gordon ; tous les hommes sont d’accord sur la vérité quand elle est démontrée, mais ils sont trop partagés sur les vérités obscures. — Dites sur les faussetés obscures. S’il y avait eu une seule vérité cachée dans vos amas d’arguments qu’on ressasse depuis tant de siècles, on l’aurait découverte sans doute ; et l’univers aurait été d’accord au moins sur ce point-là. Si cette vérité était nécessaire comme le soleil l’est à la terre, elle serait brillante comme lui. C’est une absurdité, c’est un outrage au genre humain, c’est un attentat contre l’Être infini et suprême de dire : « il y a une vérité essentielle à l’homme, et Dieu l’a cachée. »
Tout ce que disait ce jeune ignorant, instruit par la nature, faisait une impression profonde sur l’esprit du vieux savant infortuné. « Serait-il bien vrai, s’écria-t-il, que je me fusse rendu réellement malheureux pour des chimères ? Je suis bien plus sûr de mon malheur que de la grâce efficace. J’ai consumé mes jours à raisonner sur la liberté de Dieu et du genre humain ; mais j’ai perdu la mienne ; ni saint Augustin ni saint Prosper ne me tireront de l’abîme où je suis. »
L’Ingénu, livré à son caractère, dit enfin : « Voulez-vous que je vous parle avec une confiance hardie ? Ceux qui se font persécuter pour ces vaines disputes de l’école me semblent peu sages ; ceux qui persécutent me paraissent des monstres. »
Voltaire, L’Ingénu, chapitre XIV, 1767
Source : https://lesmanuelslibres.region-academique-idf.frTélécharger le manuel : https://forge.apps.education.fr/drane-ile-de-france/les-manuels-libres/francais-premiere ou directement le fichier ZIPSous réserve des droits de propriété intellectuelle de tiers, les contenus de ce site sont proposés dans le cadre du droit Français sous licence CC BY-NC-SA 4.0